Par Etienne Magro, SRE Whaller
Et si l’Occident était en train de perdre la bataille technologique à cause de son mépris pour l’open source ? Trop souvent réduit à un simple “code gratuit », l’open source représente pourtant un levier stratégique majeur. En permettant l’innovation partagée et la collaboration à grande échelle, il offre des avantages incomparables.
Pendant que l’Occident s’accroche à des modèles propriétaires coûteux et cloisonnés, la Chine exploite avec succès la philosophie de l’open source. En mutualisant leurs efforts entre universités, entreprises et chercheurs, les acteurs chinois accélèrent l’innovation technologique tout en optimisant leurs coûts. Ce fonctionnement collaboratif pourrait rebattre les cartes du leadership technologique mondial.
L’origine de l’open source : quand la nécessité engendre l’innovation
L’open source a des racines pragmatiques. Dans les années 1980, Richard Stallman, confronté à des problèmes liés à des logiciels d’imprimantes non modifiables, initie le concept avec la création de GNU. L’idée était simple : rendre les logiciels accessibles pour être étudiés, modifiés, et améliorés par tous. Cette philosophie a donné naissance aux “quatre libertés fondamentales” de l’open source :
- Utiliser le logiciel pour tout usage.
- Étudier le fonctionnement du logiciel.
- Modifier le code et adapter le programme à ses besoins.
- Partager le programme, original ou modifié.
Des exemples emblématiques illustrent cette philosophie :
- Linux, un système d’exploitation qui équipe aujourd’hui la majorité des serveurs mondiaux.
- WordPress, qui propulse plus de 40 % des sites web.
- SQLite, une base de données open source ultra-légère, conçue initialement pour l’aéronautique, et maintenant utilisée dans d’innombrables applications.
Whaller lui-même intègre des solutions open source comme BigBlueButton pour la visioconférence et OnlyOffice pour l’édition collaborative, prouvant que l’innovation peut se conjuguer avec souveraineté.
La Chine, l’open source et l’IA : un triptyque gagnant ?
Un exemple marquant, rapporté par Numerama, est celui de DeepSeek-V3, un concurrent chinois de ChatGPT développé avec dix fois moins de ressources financières.
Pourquoi ce modèle fonctionne-t-il si bien ? Parce qu’il repose sur une logique de partage public et de mutualisation des ressources. Plutôt que de réinventer la roue, les chercheurs chinois intègrent des bases open source existantes, les adaptent et concentrent leurs efforts sur l’optimisation et l’innovation. Résultat : un produit compétitif, développé pour une fraction du coût.
Ce mode de fonctionnement n’est pas nouveau : il reflète une tradition industrielle chinoise ancrée dans le partage et l’adaptation rapide, souvent décriée en Occident sous le terme de “copies chinoises”. Mais cette logique va au-delà des simples reproductions. En intégrant des bases open source, les acteurs chinois transforment les limitations en opportunités, en mutualisant à grande échelle les efforts de chercheurs, d’ingénieurs et d’universités.
Un autre exemple frappant de l’approche chinoise en matière d’open source est le projet RISC-V, mené par l’Académie chinoise des sciences. Ce projet ambitieux repose sur une architecture CPU ouverte et prévoit, dès 2025, le lancement de la puce de troisième génération Xiangshan Kunminghu. Avec cette initiative, la Chine vise à concurrencer directement des acteurs historiques comme Arm et Intel, tout en s’appuyant sur des bases open source pour accélérer le développement et réduire les coûts.
Cette démarche illustre parfaitement la stratégie chinoise : partir d’un socle ouvert pour innover, optimiser et s’affranchir des dépendances technologiques, notamment face aux sanctions ou restrictions américaines. Si RISC-V atteint ses objectifs, il pourrait redéfinir les équilibres technologiques mondiaux et renforcer la souveraineté numérique de la Chine, tout en bouleversant les dynamiques géopolitiques actuelles.
Quand le partage ouvre les portes de l’Innovation
Le partage est au cœur du fonctionnement de l’industrie chinoise depuis des décennies. Cette approche, souvent critiquée comme des “copies chinoises”, s’est révélée incroyablement efficace pour accélérer l’innovation et démocratiser l’accès à la technologie.
Cela pose néanmoins des défis pour les créateurs occidentaux, dont les produits peuvent rapidement se retrouver copiés et distribués sur des plateformes comme AliExpress. Ce phénomène a été particulièrement visible avec l’essor des plateformes de financement participatif, telles qu’Ulule ou KissKissBankBank, où des concepts innovants ont été rapidement reproduits à moindre coût.
L’open source change les règles du jeu, même dans des secteurs où les brevets et la propriété intellectuelle dominent. Les projets open source permettent une amélioration continue grâce à la collaboration publique.
Par exemple :
- Nextcloud : Ce concurrent de Google Drive et Microsoft OneDrive offre un stockage cloud open source, modifiable et adaptable aux besoins spécifiques des organisations.
- Mautic : Une plateforme open source de marketing automation qui a donné naissance à des initiatives comme Webmecanik.
- Android : Développé initialement par des étudiants à partir d’un noyau Linux, racheté ensuite par Google. Android reste en grande partie open source, bien que des couches propriétaires y aient été ajoutées, ce qui illustre la tension entre ouverture et contrôle.
Cette dynamique collaborative est également essentielle dans l’intelligence artificielle, où des initiatives comme Hugging Face permettent de tester et d’améliorer des modèles IA de manière transparente.
Xiaomi : l’open source comme tremplin technologique
Xiaomi est un excellent exemple de l’utilisation stratégique de l’open source. L’entreprise s’est appuyée sur Android Open Source Project (AOSP) pour construire son succès dans le domaine des smartphones :
- Compatibilité mondiale : En utilisant cette version gratuite et libre d’Android, Xiaomi a pu développer sa propre interface utilisateur (MIUI), tout en assurant une compatibilité totale avec l’écosystème Android.
- Réduction des coûts : L’accès au code source a permis à Xiaomi d’économiser des milliards en R&D, rendant ses smartphones plus compétitifs sur le marché international.
Cette approche montre comment l’open source peut être un levier d’innovation pour des entreprises qui cherchent à rivaliser avec les géants technologiques sans disposer des mêmes ressources financières.
Huawei : l’open source comme bouée de sauvetage
À l’opposé, Huawei illustre une autre facette de l’open source : celle de la résilience face à des contraintes géopolitiques.
- Les sanctions américaines : En 2019, Huawei a été interdit d’utiliser la version propriétaire d’Android, incluant les services Google, en raison de restrictions imposées par les États-Unis.
- HarmonyOS : Pour surmonter cette impasse, Huawei a développé son propre système d’exploitation, basé sur des technologies open source, lui permettant de conserver une certaine compétitivité sur les marchés internationaux.
Ce cas montre que l’open source n’est pas seulement un levier d’innovation, mais aussi un outil stratégique permettant de répondre à des crises géopolitiques et de garantir une souveraineté technologique.
Une collaboration collective vs. un modèle cloisonné
L’approche chinoise repose sur une philosophie collaborative massive, où entreprises, universités et développeurs travaillent ensemble pour améliorer continuellement leurs produits. Cette logique contraste fortement avec celle de l’Occident, où chaque acteur conserve jalousement sa propriété intellectuelle.
Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle :
L’intelligence artificielle représente un défi colossal, notamment en termes de coûts. OpenAI, après avoir été fondée sur un modèle open source en 2015, a rapidement découvert que cette approche était difficile à maintenir face aux investissements nécessaires. La rentabilité est devenue prioritaire, au détriment du partage initialement promis. Même des géants comme Facebook, avec leur projet LLaMA présenté comme open source, peinent à embrasser pleinement cette philosophie en raison des enjeux de propriété intellectuelle et de contrôle.
À l’opposé, la Chine a adopté une stratégie radicalement différente. Avec un écosystème d’entreprises et de chercheurs travaillant en open source, les efforts se mutualisent. Les chercheurs peuvent modifier, améliorer et réutiliser librement les avancées, créant un cycle d’innovation quasi infini. Ce modèle réduit les barrières d’entrée et favorise une démocratisation de la recherche IA. Contrairement aux États-Unis, où les investissements massifs brûlent des milliards de dollars, la Chine s’appuie sur des solutions collectives et collaboratives pour avancer rapidement.
Fabrice Bellard : un génie discret de l’open source
Fabrice Bellard est un développeur français renommé, souvent décrit comme l’un des plus brillants ingénieurs de sa génération. Parmi ses nombreuses contributions, il est le créateur de FFmpeg, une bibliothèque open source essentielle pour le traitement audio et vidéo. Cet outil est aujourd’hui une pierre angulaire de plateformes comme Netflix ou YouTube, illustrant comment une innovation open source peut devenir indispensable à des industries entières. Bellard a également conçu des projets révolutionnaires comme QEMU, un émulateur et virtualiseur largement utilisé, et même un compilateur C ultrarapide (Tiny C Compiler). Avec son approche visionnaire, il incarne la force créative et collaborative de l’open source, où le partage d’idées et de code nourrit une innovation continue.
En Europe, si les moyens financiers manquent parfois pour rivaliser directement, les idées ne manquent pas. Des figures comme Fabrice Bellard, créateur de technologies comme FFmpeg (essentielle à des plateformes comme Netflix), illustrent la puissance de l’ingéniosité française.
L’open source est ici un terrain fertile pour permettre à l’Europe de compenser ses limites budgétaires par une innovation partagée et résiliente.
L’open source : bien plus qu’un outil technique
Malgré ses succès, l’open source reste souvent mal compris en Occident.
Deux visions dominent :
- Pour certains, c’est une utopie portée par des développeurs idéalistes, sans modèle économique viable.
- Pour d’autres, c’est une opportunité de profiter de code gratuit sans retour, ce qui alimente une méfiance dans les communautés open source.
Mais réduire l’open source à ces clichés, c’est ignorer ses atouts stratégiques :
- Accélération de l’innovation : En partageant les efforts de développement, l’open source permet de concentrer les ressources sur les véritables avancées. TensorFlow et PyTorch, deux frameworks open source, sont devenus des piliers de l’IA mondiale.
- Optimisation des coûts : Contrairement aux solutions propriétaires, l’open source permet de démarrer des projets ambitieux sans investissements initiaux massifs.
- Souveraineté technologique : En utilisant des technologies ouvertes, les entreprises et gouvernements réduisent leur dépendance envers des solutions étrangères, un atout crucial face aux tensions géopolitiques.
Le modèle occidental : une barrière à l’Innovation ?
Pendant que la Chine partage, l’Occident persiste dans une approche propriétaire. Si ce modèle a ses mérites en matière de contrôle, il impose aussi des limites significatives :
- Des coûts colossaux : OpenAI, par exemple, dépense des milliards pour développer ses IA et peine à atteindre la rentabilité.
- Un cloisonnement de l’innovation : Les solutions propriétaires freinent la collaboration, car chaque entreprise travaille dans son coin pour protéger sa propriété intellectuelle.
L’open source, en revanche, offre une alternative où les efforts collectifs créent des outils accessibles à tous, optimisant ainsi temps, coûts et résultats.
Une stratégie qui mérite réflexion
Contrairement aux États-Unis, où les grandes entreprises gardent jalousement leurs codes, ou à la Chine, qui mise sur un partage massif, l’Europe se positionne comme un intermédiaire stratégique. La France, par exemple, a produit des technologies comme Docker, qui est devenue une référence mondiale.
Pour l’Europe, il est temps de réviser sa stratégie :
- Partager plus : Adopter une approche plus ouverte pour mutualiser les efforts entre entreprises, universités et États.
- Valoriser les communautés : Récompenser et soutenir les contributeurs open source pour maintenir un écosystème dynamique.
- Réinventer la souveraineté numérique : Investir dans des solutions open source permettrait de limiter la dépendance envers les géants technologiques étrangers et de garantir une indépendance stratégique.
Docker : le conteneur français qui a conquis le monde
Créé en France par Solomon Hykes, Docker est une plateforme open source qui a transformé la manière dont les logiciels sont développés, distribués et déployés. En permettant d’emballer une application et ses dépendances dans un conteneur léger, Docker a simplifié le travail des développeurs et des équipes DevOps. Cette innovation a rapidement séduit les entreprises du monde entier, devenant un standard pour la gestion des applications dans le cloud et les environnements distribués. Docker est également un exemple de la contribution française à l’open source, prouvant que des idées nées localement peuvent avoir un impact global.
L’open source offre une souveraineté précieuse. Si un État venait à perdre l’accès à des technologies propriétaires comme Windows ou Office, il pourrait continuer à innover et maintenir ses infrastructures grâce à des alternatives ouvertes.
Confidentialité et souveraineté : des enjeux pour demain
L’open source ne se limite pas à un outil technique ; c’est une réponse stratégique aux tensions géopolitiques. En cas de conflit ou de sanctions, comme celles ayant affecté Huawei, les solutions open source permettent de maintenir une continuité opérationnelle.
Prenons un exemple concret :
- SQLite, initialement développé pour l’aéronautique, a permis à une industrie critique de ne pas dépendre d’un fournisseur unique. Même si le développeur original devait arrêter, le code open source reste disponible pour garantir la pérennité.
Chez Whaller, nous avons toujours reconnu la valeur inestimable de l’open source. Bien que notre solution ne soit pas open source, elle s’appuie sur des briques éprouvées de cette philosophie, garantissant flexibilité et indépendance technologique à nos clients. Cela leur permet de bénéficier des meilleures innovations, tout en restant libres de toute dépendance envers des technologies propriétaires.
De plus, cette culture de l’open source est profondément ancrée dans notre ADN. Plusieurs membres de notre équipe ont activement contribué à des projets open source au fil des années. Une manière d’illustrer notre engagement envers une innovation ouverte et collaborative.
Le partage comme accélérateur de progrès
L’open source n’est pas une simple alternative technique ou économique : c’est une philosophie qui redéfinit la manière de concevoir l’innovation. Pendant que des pays comme la Chine exploitent pleinement cette approche, l’Europe reste attachée à des modèles cloisonnés.
L’open source représente aujourd’hui l’un des principaux leviers à la disposition des pays cherchant à se (re-)constituer une souveraineté numérique. En Europe, et particulièrement en France, il permet de combler les lacunes dans les domaines où l’offre locale reste insuffisante, tout en favorisant l’innovation et l’autonomie technologique. Prenons l’exemple de BigBlueButton, une plateforme de visioconférence totalement open source, en partie financée par le ministère de l’Éducation nationale. Ce projet illustre comment l’open source peut soutenir des besoins stratégiques tout en garantissant une indépendance totale vis-à-vis des acteurs étrangers.
Pendant que des nations comme la Chine utilisent cette philosophie pour créer des écosystèmes technologiques souverains et compétitifs, l’Europe a une opportunité unique de suivre cette voie, en mettant l’open source au cœur de ses stratégies numériques. C’est une question d’indépendance, mais aussi d’avenir technologique.
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