17 mai 2022

Podcast EdTech : Comment rebâtir des réseaux sociaux souverains ?

Anne-Charlotte Monneret, du podcast EdTech France, a reçu Thomas Fauré fondateur et CEO de Whaller. Ils se sont entretenus sur l’histoire de l’entreprise, ses relations avec les acteurs de l’enseignement, et la souveraineté numérique au sein de l’enseignement supérieur.

 

Comment avez-vous eu l’idée de créer Whaller ?

J’ai commencé à développer Whaller les soirs en parallèle de mon poste de salarié chez Polyconseil. Je voulais construire un réseau social se disant souverain dès le départ, c’est-à-dire sécurisé et respectueux des données personnelles de l’utilisateur. J’ai décidé de créer Whaller en observant le modèle économique de Facebook, c’est à dire la revente de nos données personnelles. Or, cela m’est apparu insupportable. Parallèlement, il y a eu un petit évènement familial qui m’a donné envie d’agir. J’ai assisté à la création d’un compte Facebook par un neveu adolescent, victime de la pression sociale et du mimétisme. Dans mon for intérieur, je me suis dit que pour ma fille aînée, alors âgée de trois ans, je lui offrirai, plus tard, une alternative à Facebook. Voilà deux raisons importantes qui expliquent pourquoi j’ai créé Whaller. Pour l’anecdote, dix ans après, ma fille ne m’a toujours pas demandé de créer un compte ni Whaller, ni Facebook… Si dès le départ, j’ai refusé pour la plateforme le principe de revenus issus de la publicité et de la revente des données personnelles, il fallait cependant imaginer un modèle économique qui soit viable. C’est celui de la vente d’un service en mode SaaS à des clients BTB. Cela n’empêche pas que les deux tiers soient des utilisateurs individuels qui utilisent gratuitement la plateforme. Ensuite, quand l’utilisateur veut avoir accès à des fonctionnalités plus poussées, il doit prendre un abonnement.

 

Comment avez-vous conquis le marché de l’enseignement supérieur ?

Ma route a croisé celle d’un homme que je respecte énormément, Jean-Pierre Berthet. Expert auprès de la Mission de la Pédagogie Numérique pour l’Enseignement Supérieur (MiPNES), il est actuellement le directeur du centre d’expérimentation numérique de Sciences Po. En 2017, il m’appelle un vendredi soir, après avoir entendu parler de Whaller. Très vite, il a décidé de déployer notre solution au sein du Learning Lab Network qui regroupe 80 espaces innovants au sein d’établissements d’enseignement supérieur. Par la suite, nous avons équipé de nombreuses agences du ministère de l’Enseignement supérieur. A ce titre, notre plateforme est celle qui a été utilisée par le cabinet de la ministre lors de la crise de la Covid. Puis, cela a été le tour de l’école Polytechnique de retenir notre plateforme. Actuellement, nous sommes présents dans une soixantaine d’établissements supérieurs dont la moitié sont situés dans l’Union européenne.

 

Quels sont vos arguments pour convaincre ?

Ma position est de défendre l’idée que les entreprises françaises ne doivent pas reproduire ce que font les GAFAM et ce, généralement, en moins bien. En effet, les GAFAM ne savent pas adapter leurs solutions aux spécificités de l’enseignement supérieur. Je suis persuadé que les Français ont les idées et les solutions pour faire autrement et mieux que ces derniers. Nous avons toutes les compétences pour offrir des outils qui sont adaptés à notre culture européenne. Une dimension très importante, mais malheureusement souvent oubliée par les acheteurs. Jean-Pierre Berthet nous a ainsi beaucoup aidé à progresser dans les services que nous proposons aux universités et aux écoles. Notre ligne directrice reste l’idée de coller aux besoins spécifiques des Français ainsi que des Européens.

 

Comment expliquez-vous le succès de Whaller ?

Il y a eu pour Whaller un effet « boule de neige » ; plus nous avions de clients dans l’enseignement supérieur, plus nous nous y développions. Si Whaller n’a pas été créé spécifiquement pour les universités, nous avons au fil du temps développé des fonctionnalités qui répondent aux besoins de celles-ci. A cela, j’ajoute que la philosophie de la plateforme – protection des utilisateurs, jeunes notamment, et des données personnelles – compte peut-être aussi dans son succès dans un secteur sensible à ces deux sujets. Autre facteur important, Whaller est un outil de communication générique qui était d’abord destiné à l’entreprise (gestion des fichiers, des événements, etc.). Or, les universités font évoluer leurs façons d’enseigner, ce qui amène les étudiants à se projeter plutôt dans le monde professionnel. Cela passe, notamment, par l’apprentissage du travail collaboratif que Whaller, naturellement, propose.

 

Quel a été l’impact de la crise sanitaire ?

La crise a accéléré la prise de conscience de l’urgence de bien s’équiper. Nos clients reconnaissent qu’ils ne peuvent pas développer leur propre solution ou choisir l’open source. Dans tous les cas de figure, il faut du temps et des compétences requises qu’ils n’ont pas. Aujourd’hui, créer un logiciel, ce n’est pas un métier, mais mille métiers ! Chez Whaller, nous savons faire des réseaux sociaux d’entreprises et d’organisations comme les universités. Arriver au niveau de maturité ergonomique des applications Apple ou Facebook prend énormément de temps. Je peux en témoigner puisque l’an dernier, nous avons refait le design de Whaller, ce qui nous a beaucoup occupé. Quant à la pandémie, elle a fait sauter de nombreux freins au changement et favoriser l’acceptation de nouvelles solutions.

 

Quelles-ont-été les conséquences ?

Le secteur de la tech, atomisé depuis longtemps, change, mais lentement. Face à quelques mastodontes, comme les GAFAM, il est constitué de nombreuses petites entreprises réalisant de petits volumes d’affaires. C’est dans ce contexte que les GAFAM sont longtemps apparus comme l’unique solution possible pour répondre aux besoins des administrations et des entreprises françaises. Puis la crise de la Covid est arrivée. Elle a eu un impact sur le sujet de la souveraineté numérique et la protection des données en particulier. L’argument de la souveraineté est maintenant mieux compris et partagé. Je remarque qu’il est désormais sensible dans le secteur de l’enseignement, comme dans l’ensemble des acteurs du secteur public. Remarquons que la question de la protection des données du secteur de l’enseignement public est comparable à celle de l’Etat et de ses services. Comme pour les données de santé, celles de l’enseignement ne peuvent pas être confiées à une société étrangère, en l’occurrence des clouds américains. Pour nous, la Souveraineté numérique de notre plateforme est un levier de vente – c’est le « Made in France » – auquel il faut ajouter celui de la sécurité et confidentialité intimement liée à la souveraineté. Car un client est souverain chez lui quand on est capable de lui offrir une sécurité totale de ses données.

 

D’où vient cette prise de conscience sur la souveraineté numérique ?  

C’est à partir de l’affaire Cambridge Analytica – qui a détourné les données personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook – que le sujet de la souveraineté numérique s’est imposé à l’agenda du grand public. Il est désormais un sujet débattu par les responsables politiques. Pensons à la dernière campagne présidentielle française au cours de laquelle chaque candidat, ou presque, a parlé de la souveraineté numérique. L’origine de cette évolution est due ensuite aux scandales à répétition des GAFAM (fake news, liberté d’expression, indépendance vis-à-vis de l’administration américaine, etc.). Mais aussi des pénuries liées à la santé (masques, respirateurs, vaccins, etc.) lors de la pandémie. Ces événements nous ont montré la criticité de la question de la souveraineté industrielle. Désormais, les citoyens s’interrogent à propos de notre indépendance dans le domaine de la tech. C’est une bonne nouvelle.

 

Que pensez-vous du RGPD en Europe ?

Le RGPD adopté par l’Union européenne en 2016 est une très bonne chose. Cette loi européenne s’impose au monde entier, à tous les acteurs de la tech dont le site internet peut être consulté par des Européens. Certains disent que ce règlement, faiblement protecteur, impose un effort important aux petites entreprises de mise en conformité. A contrario, je pense qu’il est bien et nécessaire, mais surtout qu’il est une opportunité, et que ceux qui le respectent doivent le faire savoir. Parce que les géants du numérique, quoi qu’ils disent, eux, ne le respectent pas. Les GAFAM continuent d’exploiter nos données personnelles en violation du RGPD. Pour Whaller, ce règlement a eu un impact positif sur la durée. En effet, l’acheteur de nos services, qu’il soit dans une entreprise ou une université, ne connaît pas bien le RGPD qui est complexe. En revanche, ce qu’il retient, c’est que ses données seront hébergées en France et qu’elles ne seront pas, à ce titre, soumises aux lois américaines extraterritoriales.

 

Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire un livre ?

J’ai écrit « Après Facebook, Rebâtir » pour deux raisons principales : témoigner de mon parcours entrepreneurial et exposer l’enjeu de la souveraineté numérique. En effet, dès sa naissance, Whaller a été pensé en opposition à Facebook, mais il n’est pas que ça ! Il a été aussi conçu pour proposer autre chose ; non pas une alternative, mot qui ne me plaît pas particulièrement, mais véritablement comme une plateforme ambitieuse, radicalement différente de Facebook.

 

Pourquoi avoir choisi le terme Rebâtir ?

L’idée de rebâtir va à l’encontre de celle courante qu’il faut « disrupter » ou créer des choses qui n’existent pas, réinventer un marché comme Uber, Blablacar, etc. A contrario, je pense que dans les domaines stratégiques, ceux qui concernent la souveraineté, il ne faut pas « disrupter » mais rebâtir. Ceci est difficile à entendre parce que c’est long, cher et que nous disposons des solutions américaines qui existent déjà. Ainsi, l’idée de Whaller fut bien de partir de zéro pour en faire un système différent. Si ça marche, c’est qu’il a été bâti de zéro et non pas parce qu’il aurait disrupté le marché. Pour ma part, je ne crois pas que la solution de la souveraineté soit celle de réinventer ce qui existe. Pensons à la Chine qui a décidé, il y a des années, de s’affranchir des technologies américaines, et qui est parvenue. Elle a tout refait : réseaux sociaux, moteur de recherche, messageries, etc. Remarquons que cela ne leur a pas pris autant de temps que ça. Même chose pour la Russie. Malheureusement, ces deux derniers Etats sont des dictatures. Quant aux Etats-Unis, ils mènent une politique absolue dans la tech, de maîtrise technologique et de souveraineté. Désormais, 75% de la commande publique est réservée aux entreprises américaines quand, chez nous, c’est 0% ! Voilà pourquoi je pense qu’il faut rebâtir plutôt que nous battre sur les futures batailles où nous avons déjà énormément de retard comme la blockchain, l’IA, le quantique, etc.   La France, qui a du génie et qui est constituée de nombreux talents, peut être leader en Europe dans la tech, non pas en faisant toute seule, mais en tirant les autres. Elle a, à cet égard, pour elle l’avantage d’avoir une culture forte qui n’est pas celle des Etats-Unis, notamment celle de la liberté et de la protection de la vie privée, celle de la déclaration des droits de l’Homme. Ce n’est pas rien pour proposer aux Européens et aussi au reste du monde d’autres solutions que celles des GAFAM actuellement en position de quasi-monopole.

 

Après Facebook, rebâtir - Thomas Fauré

 

 

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