Régis Portalez, 37 ans, est ingénieur en informatique et ancien élève de polytechnique France. Il crée en parallèle de ses activités l’association X-Alternative, qui prône le dialogue, l’échange et le social au cœur de la République. Nous l’avons rencontré pour échanger sur sa vision de la souveraineté numérique, ses constats, les enjeux qui en émanent et comment X-Alternative travaille sur ce sujet pour proposer une stratégie solide.
Qu’est-ce que l’association X-Alternative ?
J’ai travaillé aussi bien dans des entreprises de très petite taille que dans des grands groupes comme Microsoft. En 2019, en faisant le constat qu’il existait – schématiquement – un grand divorce entre le peuple et les élites, j’ai fondé X-Alternative. Parallèlement, nous étions plusieurs à penser qu’il manquait un canal de réflexion au sein même de l’association des anciens élèves de l’École polytechnique, capable de porter une nouvelle voix plus populaire et plus sociale. Aujourd’hui, nous sommes 215 membres dont le but est de construire une sorte d’hégémonie au sein de l’association. Notre objectif : construire un État stratège et une république sociale.
Comment vous-êtes-vous intéressé à la souveraineté numérique ?
C’est en 2017, lorsque Xavier Niel a inauguré à Paris la Station F, que j’ai commencé à m’intéresser à la question de la souveraineté numérique. S’il était bien que des fonds soient investis dans les start-ups, néanmoins, ce n’était pas suffisant. Il manquait une vision stratégique, un plan global pour développer quelque chose de plus sérieux et ambitieux que des entreprises de services. J’en ai tiré la formule qu’en matière numérique, les Américains, si on compare la situation au rail, font tout : le ballast, les rails, les gares, la billetterie et nous, nous leur faisons simplement concurrence sur le wagon-bar. L’idée était donc d’arrêter d’agir ainsi et de reprendre en main l’intégralité de la filière, tout au moins dans les parties où nous le pouvions.
Qu’est-ce que la souveraineté numérique selon vous ?
La souveraineté numérique est, comme pour notre souveraineté, la capacité de décider nous-mêmes de nos propres règles. Si nous ne sommes pas souverains, nous ne pouvons pas décider et nous sommes à la merci des autres. La souveraineté est synonyme de liberté, mais pas uniquement. Il existe plusieurs enjeux liés à la souveraineté numérique. Il y a d’abord un enjeu industriel majeur ; actuellement, l’industrie automobile doit arrêter sa production en raison d’une pénurie de composants. Ensuite, il y a un enjeu que j’appelle populaire. Il s’agit du contrôle de la liberté d’expression sur Internet en général et des réseaux sociaux en particulier. Enfin, il existe un autre enjeu qui commence à se poser ; celui du droit de vote par Internet. Il n’est pas possible d’envisager de voter à partir de plateformes étrangères.
De quels constats partez-vous pour votre Note de juillet 2021 ?
Nous dénonçons trois points de vue qui se répartissent équitablement de la gauche à la droite dans notre dernière étude. Le premier, plutôt répandu à gauche, est une espèce de pensée magique comme quoi en libérant le logiciel open source, tous les problèmes seraient réglés. Magique parce qu’en réalité derrière les logiciels libres, des personnes travaillent. Il faut donc les soutenir. Par exemple, après avoir fait basculer toute son administration sur des logiciels open source, la municipalité de Munich est revenue en arrière, pourquoi ? Parce qu’ils étaient trop petits et qu’ils n’ont pas fait l’effort d’investir assez. Le deuxième point de vue, cette fois-ci plus répandu à droite, est celui qu’il faudrait construire des « géants européens » – des « Airbus » du cloud, des processeurs, etc. Malheureusement, ils ont systématiquement échoué. Remarquons que le seul Airbus qui ait marché, c’est l’Airbus proprement dit et il ne s’est pas fait dans le cadre public européen, mais entre sociétés privées. Aussi, nous pensons qu’avant de vouloir construire des géants, il faut concevoir une stratégie. Remarquons qu’il est ironique de parler de « géants » alors qu’auparavant, nous en avions qui ont été volontairement démantelés. Pensons à Alcatel qui était numéro 1 mondial des télécoms en l’an 2000, mais qui aujourd’hui a presque disparu. Le troisième point de vue est ce que j’appelle la « pensée start-up ». Il s’agit là d’argent investi par des capitaux-risqueurs. Même s’il sera bien investi, en aucun cas il ne fonde une stratégie industrielle pour la nation.
Que proposez-vous pour assurer une stratégie de souveraineté numérique ?
L’étude « Souveraineté numérique : reconquérir et protéger – les 4 piliers d’une stratégie planifiée et intégrée » co-écrite par Intérêt général et X-Alternative propose de se concentrer sur 4 piliers essentiels pour assurer notre autonomie en termes de numérique.
Gagner en autonomie sur l’approvisionnement des matières premières
Le premier pilier va de la mine au logiciel. En effet, le numérique commence par l’extraction de matières premières. Rappelons-nous qu’il faut extraire cent fois le poids d’un téléphone mobile pour faire fonctionner ce dernier. Aujourd’hui, nous avons fait le choix de délocaliser en Chine la production de ces fameuses terres rares dont le monde entier est dépendant. Néanmoins, nous avons la capacité d’en relocaliser une partie sur notre territoire national puisque nous y avons encore des ressources. Par ailleurs, nous pourrions favoriser la réparation et assurer l’interchangeabilité des composants.
Concevoir localement les composants
Le deuxième pilier concerne les composants électroniques, du composant présent dans une voiture au processeur complexe qui se trouve dans un ordinateur ou un supercalculateur. Nous proposons plusieurs solutions, mais deux points sont essentiels : Le premier concerne la vente par le conglomérat japonais Softbank d’ARM, leader mondial des microprocesseurs qui équipe 90 % des smartphones dans le monde, à l’américain NVidia. Tout le monde s’y oppose, de l’administration américaine à l’Union européenne, sauf la France. Nous proposons un rachat d’ARM à parts égales avec les Anglais pour en faire un conglomérat binational. Le deuxième point concerne la fabrication de composants. Il existe une société en France, STMicroelectronics, qui en produit. L’Etat français et l’Etat italien possèdent chacun 12,5 % de la société. Nous proposons que notre Etat monte au moins à 51 % et de la joindre dans un conglomérat qui engloberait également la conception pour disposer d’un ensemble cohérent et opérationnel.
Garantir un accès souverain à Internet
Le troisième pilier, c’est le réseau et donc l’accès à Internet. Actuellement, la concurrence organisée par l’Arcep est factice, Orange ayant une part essentielle du réseau. Il y a plusieurs éléments dans le réseau : son accès par les citoyens et les entreprises. À ce sujet, nous pensons qu’il faut nationaliser l’intégralité des réseaux physiques. Notons que cela arrangerait les opérateurs. Patrick Drahi et son réseau Numericable ont vendu leurs infrastructures physiques à un fonds d’investissement espagnol. Nous proposons que ce soit l’Etat français qui le rachète. Ensuite, ce dernier créerait un grand opérateur de réseaux physiques sur lequel plusieurs opérateurs privés en concurrence pourraient opérer. Il pourrait y avoir un opérateur public avec une dimension sociale pour les personnes qui ont peu de revenus. À cet égard, nous estimons que l’accès à Internet est un droit fondamental tant il est lié à des choses indispensables de la vie, comme payer ses impôts ou faire ses démarches auprès des services publics. Concernant les câbles qui transportent les datas, les posséder permet d’empêcher la surveillance, comme posséder des centres de données, c’est aussi empêcher la surveillance. Quant aux routeurs, ils sont soit américain, soit chinois. Notons que le gouvernement américain a lancé un plan d’actions de plusieurs milliards de dollars pour sortir les routeurs Huawei du réseau américain. Peut-être que nous pourrions faire la même chose et avoir notre propre système de routeurs.
Développer des logiciels libres
Le quatrième pilier de notre stratégie pour une souveraineté numérique planifiée concerne le logiciel. Nous nous reposons sur les immenses efforts de la communauté du logiciel libre depuis les années 80. Pourtant, il ne s’agit pas de dire « l’effort est fini ». Ce que nous disons est qu’il existe énormément de choses, mais en pratique aujourd’hui sur les très grandes briques de logiciels, le contrôle appartient aux Big techs étasuniennes. Les plus grands contributeurs de Linux, de GCC (un compilateur C++), de Gefortran sont IBM, Microsoft et Intel. Nous proposons de créer un pôle public du logiciel avec des ingénieurs, fonctionnaires ou pas – très bien payés pour les empêcher de partir chez Google par exemple. Il pourrait également y avoir des contrats de réserve. Ils développeraient une pile logiciel indispensable, c’est-à-dire un système d’exploitation tiré d’Ubuntu avec lequel il n’y a pas grand-chose à faire, il s’agit simplement de bien le localiser. Puis, il faut un navigateur. La fondation Firefox l’a donné à la fondation Linux qui l’a développé sous le nom de Servo. Il n’y a qu’à le reprendre, mettre cent personnes dessus et en faire un navigateur souverain. Enfin, il faut une suite bureautique. Pour ça, il y a LibreOffice. Celui-ci étant très difficilement interopérable avec Windows, il faut bien payer des ingénieurs pour résoudre ce problème. Cela permettrait d’avoir le marché captif public français. Il permettrait de stabiliser la solution, de la rendre viable, puis de la distribuer à prix réduit aux PME et aux TPE. On pourrait en faire une solution commerciale sur laquelle les acteurs privés pourraient venir se greffer.
Comment organiseriez-vous un écosystème numérique souverain ?
Nous pensons que nous ne pouvons pas raisonner par segment, taille d’entreprise ou quantité d’argent investie, d’origine française ou étrangère. Il faut donc concevoir la stratégie de souveraineté numérique en filières. Même s’il y a des start-ups – et c’est très bien ! -, le numérique relève en grande partie de l’industrie qui demande beaucoup de capitaux. Pensons à l’industrie des processeurs ou à celle de l’extraction de matières premières. Il y a une partie normative qui demande une intervention de l’Etat ou des autorités publiques pour autoriser, interdire, normer. Une stratégie solide revient à penser toutes ces dimensions ensemble afin de disposer d’une stratégie conduisant à la souveraineté. Compte tenu de notre taille, nous sommes obligés de nous allier à des partenaires. À cet égard, nous préférons des partenariats bilatéraux à une alliance des 27 États membres de l’Union européenne. Nous avons évoqué le Royaume-Uni à propos de la conception de processeurs, l’Italie à propos de leur fabrication, ou bien d’autres pays dans le monde avec lesquels nous avons des convergences pour d’autres parties. Deux exemples étrangers Nous avons étudié dans notre association la stratégie chinoise d’autonomisation à horizon 2025 et 2050. Elle a pour objectif d’être, peut-être un peu trop par rapport à ce que nous pourrions souhaiter avoir, autonome voir hégémonique. De l’autre côté de l’Atlantique, nous avons un exemple de filière intégrée : le numérique étasunien. Ils font de l’extraction de matières premières et possèdent des fonderies où ils réalisent des processeurs avec, dans les deux cas, la société Intel. Ils sont ainsi hégémoniques dans la fabrication de logiciels. Les synergies sont totales entre les différentes couches, de la conception à la fabrication. Tout ça se pense et interagit ensemble. Pour conclure, nous pensons que rien n’est perdu, de nombreuses choses pourraient être faites, que ce soit par le gouvernement actuel ou d’autres formations politiques, et sans se renier. Cela nous ferait gagner du temps.
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